Aldous Huxley, Nouvelle préface de 1946 pour Le Meilleur des Mondes
Il n'y a, bien
entendu, aucune raison pour que les totalitarismes nouveaux ressemblent aux
anciens. Le gouvernement au moyen de triques et de pelotons d'exécution, de
famines artificielles, d'emprisonnements et de déportations en masse, est non
seulement inhumain (cela, personne ne s'en soucie fort de nos jours); il est —
on peut le démontrer — inefficace : et, dans une ère de technologie avancée, l'inefficacité
est le péché contre le Saint-Esprit. Un État totalitaire vraiment « efficient »
serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques
et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population
d'esclaves qu'il serait inutile de contraindre, parce qu'ils auraient l'amour de
leur servitude.
La leur faire aimer — telle est la tâche assignée dans les
États totalitaires d'aujourd'hui aux ministères de !a propagande, aux
rédacteurs en chef de journaux, et aux maîtres d'école. Mais leurs méthodes
sont encore grossières et non scientifiques. (…)
Les plus grands triomphes,
en matière de propagande, ont été accomplis, non pas en faisant quelque chose,
mais en s'abstenant de faire. Grande est la vérité, mais plus grand encore, du
point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité. En s'abstenant
simplement de faire mention de certains sujets, en abaissant ce que Mr.
Churchill appelle un « rideau de fer » entre les masses et tels faits ou
raisonnements que les chefs politiques locaux considèrent comme indésirables, les
propagandistes totalitaires ont influencé l'opinion d'une façon beaucoup plus
efficace qu'ils ne l'auraient pu au moyen des dénonciations les plus éloquentes,
des réfutations logiques les plus probantes. Mais le silence ne suffit pas.
Pour que soient évités la persécution, la liquidation et les autres symptômes
de frottement social, il faut que les côtés positifs de la propagande soient
rendus aussi efficaces que le négatif. Les plus importants des « Manhattan Projects
» de l'avenir seront de vastes enquêtes instituées par le gouvernement, sur ce
que les hommes politiques et les hommes de science qui y participeront
appelleront le problème du bonheur, — en d'autres termes, le problème
consistant à faire aimer aux gens leur servitude. Sans la sécurité économique,
l'amour de la servitude n'a aucune possibilité de naître ; j'admets, pour être
bref, que le tout-puissant comité exécutif et ses directeurs réussiront à
résoudre le problème de la sécurité permanente. Mais la sécurité a tendance à
être très rapidement prise comme allant de soi. Sa réalisation est simplement
une révolution superficielle, extérieure.
L'amour de la servitude ne peut être
établi, sinon comme le résultat d'une révolution profonde, personnelle, dans
les esprits et les corps humains. Pour effectuer cette révolution, il nous
faudra, entre autres, les découvertes et les inventions ci-après. D'abord une
technique fortement améliorée et la suggestion — au moyen du conditionnement
dans l'enfance, et plus tard, à l'aide de drogues, telles que la scopolamine.
Secundo, une science complètement évoluée des différences humaines, permettant
aux directeurs gouvernementaux d'assigner à tout individu donné sa place
convenable dans la hiérarchie sociale et économique. (…) Tertio (…), un
succédané de l'alcool et des autres narcotiques, quelque chose qui soit à la
fois nocif et plus dispensateur de plaisir que le genièvre ou l'héroïne. Et
quarto (…), un système d'eugénique à toute épreuve, conçu de façon à
standardiser le produit humain et à faciliter ainsi la tâche des directeurs.
Dans Le Meilleur des mondes cette standardisation des produits humains a été
poussée à des extrêmes fantastiques, bien que peut-être non impossibles.
Techniquement et idéologiquement, nous sommes encore fort loin des bébés en
flacon, et des groupes Bokanovsky de semi-imbéciles. (…) D'ici là, les autres
caractéristiques de ce monde plus heureux et plus stable — les équivalents du
soma, de l'hypnopédie et du système scientifique des castes — ne sont
probablement pas éloignées de plus de trois ou quatre générations. Et la
promiscuité sexuelle du Meilleur des mondes ne semble pas, non plus, devoir être
fort éloignée. Il y a déjà certaines villes américaines où le nombre des
divorces est égal au nombre des mariages. Dans quelques années, sans doute, on vendra
des permis de mariage comme on vend des permis de chiens, valables pour une
période de douze mois, sans aucun règlement interdisant de changer de chien ou
d'avoir plus d'un animal à la fois. A mesure que diminue la liberté économique
et politique, la liberté sexuelle a tendance à s'accroître en compensation. Et
le dictateur (à moins qu'il n'ait besoin de chair à canon et de familles pour
coloniser les territoires vides ou conquis) fera bien d'encourager cette
liberté-là. Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour
sous l'influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier
ses sujets avec la servitude qui sera leur sort. A tout bien considérer, il
semble que l'Utopie soit beaucoup plus proche de nous que quiconque ne l'eût pu
imaginer, il y a seulement quinze ans. A cette époque je l'avais lancée à six
cents ans dans l'avenir. Aujourd'hui, il semble pratiquement possible que cette
horreur puisse s'être abattue sur nous dans le délai d'un siècle. Du moins, si
nous nous abstenons, d'ici là, de nous faire sauter en miettes. En vérité, à moins
que nous ne nous décidions à décentraliser et à utiliser la science appliquée,
non pas comme une fin en vue de laquelle les êtres humains doivent être réduits
à l'état de moyens, mais bien comme le moyen de produire une race d'individus
libres, nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : ou bien un certain
nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur
de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation
(ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme) ; ou bien un
seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du
progrès technologique rapide en général et de la révolution atomique en
particulier, et se développant, sous le besoin du rendement et de la stabilité,
pour prendre la forme de la tyrannie-providence de l'Utopie. On paie son argent
et l'on fait son choix.